Personnalité du mois : Sean Penn


SEAN PENN





Personnalité insaisissable, comédien intuitif, cinéaste grandissant, Sean Penn est un acteur comme on n’en fait plus. Ses choix artistiques dévoilent un parcours sans faille auprès des réalisateurs de la région hollywoodienne et ses marges les plus fertiles. Ayant grandi dans un milieu familial chaotique et passé sa scolarité sur une planche de surf, le futur acteur a senti très vite une rage l’habiter et l’animer. Fougue viscéral qu’il a très vite reconnu à travers ses modèles d’acteur que sont les immenses Marlon Brando, De Niro, Nicholson et autres Dennis Hopper. Cette filiation seventies va alors pétrir le jeu de Penn et l’introduire directement dans la catégorie de ces acteurs bouillonnants, à l’affect rugueux et aux penchants sombres. En véritable bosseur qu’il est, Sean Penn s’est construit à travers sa filmographie, une image de ténébreux écorché qui navigue toujours au bord des abîmes et se ressource du côté des marges. Ses compositions dans Colors, She’s So Lovely (prix d’interprétation à Cannes), L’impasse, La Ligne Rouge, Accords et Désaccords, 21 grammes et Mystic River prouvent, s’il en est besoin, que Penn a offert tout son talent aux plus grands. Il a aussi livré sa gravité poétique et ses obsessions les plus tenaces à travers ses films que sont The Indian Runner, The Pledge, Crossing Guard et Into The Wild. Après quelques excès passés, Sean Penn s’est engagé politiquement en se rendant dès le début du conflit en Irak et en allant soutenir les populations de Nouvelle- Orléans. Sans doute cette position nouvelle l’a amené à revêtir les habits d’Harvey Milk dans le biopic que lui consacre Van Sant. Mais pour sonder l’âme de Sean Penn, il faudrait s’arrêter sur la pensée qui le traverse dans La Ligne Rouge de Terrence Malick : « Tout est mensonge. Tout ce que l’on voit et l’on entend ». Prenant acte de cela, le plus grand acteur de ces vingt dernières années se mobilise et ne ment pas.

Romain Genissel

Harvey Milk

Réalisé par Gus Van Sant
Avec Sean Penn



Suite à sa trilogie expérimentale et au sublime film sonore qu’est Paranoïd Park, Gus Van Sant revient à une forme plus traditionnelle afin de dépeindre le combat du militant gay Harvey Milk qu’incarne ici Sean Penn. Alors que les apartés homos revenaient inlassablement dans ses derniers films, et pouvaient décontenancer à force, Vant Sant s’approprie vraiment le sujet et livre un biopic davantage tourné sur la lutte politique que la forme romanesque accolée au genre.


Tout commence comme un véritable biopic avec Sean Penn, visage creusé, corps amaigri qui enregistre sa vie tumultueuse sur les bandes d’un magnétophone. Narrateur subjectif et de premier instance, Harvey Milk se penche sur son parcours qui l’a vu passé de confidentiel homo à activiste politique jusqu’à son assassinat dans les bureaux de la mairie en 78. A travers ce trajet fulgurant, c’est bel et bien une prise de conscience et un engagement pour la cause des minorités que l’on traverse tout au long de ces sept années historiques.

Le jeune et broussailleux Harvey Milk débarque avec son ami homosexuel en 72 à San Francisco dans le quartier de Castro. Sa tendance sexuelle et son désir se mêler à ses pairs, l’invite à imaginer un berceau où la communauté gay pourrait vivre, échanger et sortir du placard où elle se terre. Le puritanisme qui travaille au corps la société américaine ne semble pas prêt à reconnaître une minorité qu’elle juge de facto déviante, malsaine et maladive. Le lynchage et la répression faisant loi, c’est une mobilisation et une lutte de longue haleine qui va hisser Harvey Milk en tant que porte parole sur les tribunes et jusque dans les urnes.

En parallèle d’une vie privée marquée par de palpables soubresauts, Milk s’emploie donc à mobiliser toutes les énergies en vue de défaire l’image dégradante des homosexuels dans les esprits américains. Van Sant inscrit alors des images d’archives où ses adversaires politiques ultra conservateurs s’acharnent à salir la communauté et à faire des parallèles douteux avec la pédophilie. Le cinéaste se permet même un montage godardien qui scande les différents tracts imprimés en faveur de la cause tout en dévoilant les réseaux à créer. Les personnages situés dans l’entourage de Milk déjouent l’écueil d’une glorification centrée sur Penn et grandissent au fur et à mesure de l’éveil politique. Et même si on a l’impression que le film s’éteint un peu lorsque Milk est parvenu à gravir les marches de la mairie, c’est lors de sa confrontation avec l’adversaire (Josh Brolin) que les interprétations s’aiguisent et prennent leur envol. Le final tragique où l’on se plaît à revoir une belle déambulation, achève de traduire la force discrète de la réalisation de Gus Van Sant, portée ici par le génial Sean Penn.

Romain Genissel




L’Étrange Histoire de Benjamin Button


L’ÉTRANGE HISTOIRE DE BENJAMIN BUTTON


Réalisé par David Fincher




Il était une fois le roi kangourou qui savait l’heure qu’il était grâce à la grande horloge. Il était fois une Etrange Histoire née avec Mark Twain, élevée par Francis Scott Fitzgerald, et achevée par David Fincher. Il était une fois un homme au « curieux cas » : il naquit, vécut et mourut. Son nom était Benjamin Button.

Celui qui l’incarne, Brad Pitt, est fidèle à lui-même : il incarne, au sens étymologique du terme ; Tilda Swinton est fidèle à elle-même : une TRÈS grande actrice, et il est des premiers amours moins heureux ; Cate Blanchett est fidèle à elle-même : une superactress, et terrienne encore ! Disons plus clairement une femme. Une grande femme.

Rien de plus explicite, qui ne serait qu’inutile : les mots ne sauraient rendre justice qu’à un certain degré de ce qui dépasse le cadre, tout sauf simple, du seul plaisir des sens. Néanmoins, je vais employer ici un procédé inconvenant : le point par point. Il se dira que ce film verse dans le mélo ; mais le « mélo » concerne les clichés de l’amour, et l’amour ici présenté est tout sauf cliché.
Il se dira également que les violons ont une fois de plus une place tellement crispante qu’on en martyriserait les bras de son fauteuil, d’agacement ; les violons sont ici inutiles, tout comme peut être inutile au cinéma un éclairage captivant ou un acteur qui apparaît cinq pauvres minutes mais en faisant la performance de sa vie. Inutile n’est pas déplaisant, et ne rien apporter n’est pas devoir disparaître ; qui affirmerait le contraire serait un adepte de l’ultralibéralisme cinématographique. Dieu nous en préserve.

On entendra que le larmoyant n’est jamais loin ; erreur, la tristesse ressentie ici n’est pas celle qui engendre des larmes. Ou encore que le film repose sur ses effets spéciaux ; nul chef-d’œuvre officiel (i.e. qui a survécu aux années) ne se pare d’une authenticité factice, si chère aux bien-pensants. Le film sera encensé ou dénigré par chacun, parfois ignoré, mais ne sera pas (et n’a d’ailleurs pas été) récompensé par le « milieu » ; le milieu s’attend (en toute bonne foi) à ce qu’un film soit une célébration de la vie ou une évocation de la mort, qu’il traite de la profondeur du monde ou de la condition humaine. Ce n'est pas le cas ici. Saperlipopette ! Comment faire ?

Il sera enfin dit que l’on tient là le premier grand film du 21ème siècle. Chacun en a sa propre définition. Si certains y entendent le premier film traitant de l’Homme qui ne soit pas plus humaniste que nihiliste, ceux-là pourront y souscrire. Et connaître une chose rare : pouvoir sortir d’une salle en se disant que l’on n’a pas aimé ce film ET que cela valait quand même le prix du billet.

Cyril Schalkens

Morse


MORSE


Réalisé par Tomas Alfredson




A l’heure où les filles s’extasient terriblement à la vue de Robert Pattinson, Guillermo Del Toro préfère aller voir Morse et le qualifier de « film le plus poétique et obsédant qui soit. » Morse, film sur la blessure, drame fantastique, est une merveille marginale, qui traite sans complaisance de la rencontre de deux êtres solitaires en mal de vivre.

Sur la pellicule, la neige ou les cendres s’avilissent. La voix d’Oskar s’élève : « Crie. Crie comme une grosse truie. » Il faut rire ou ravaler un choc ; la réplique, en tout cas, déséquilibre. Ce n’est que le début et déjà le malaise est là et intrigue. Dans la banlieue funèbre de Stockholm, un homme égorge. Oskar, lui, est un adolescent fragile qui se fait quotidiennement agresser par les autres. Dans la cour, au milieu de la neige, il décharge sa colère et fantasme de châtiment, à l’aide d’un couteau. Eli est la fille de l’égorgeur et se nourrit au sang. Morse, pourtant, n’est pas un film de vampires et privilégie l’émotion à l’état brut tant dans la forme que dans le fond. Quasi muet, Morse frappe un grand coup ; le contraste vivant entre Oskar, pureté virginale et la souillure bestiale qu’évoque Eli met tristement en évidence une ville sans lumière, enlisée dans la neige et la Dépression, où les habitants clos – et le père d’Oskar – trouvent refuge dans l’alcoolisme. Alfredson, contre le « chantage d’émotion », montre avec honnêteté la cruauté et la vulnérabilité de l’enfance, la nécessité vitale et presque universelle d’être soutenu dans un monde douloureux. Alfredson, amateur d’humour noir – la fuite de l’égorgeur ou l’agression des chats font grincer les dents –, évite toute forme de « sentimentalisme » et favorise plutôt l’apesanteur grave, l’esthétique lumineuse et froide, les silences (Oskar et Eli communiquent en utilisant un code morse) et les regards puissants. En définitive, le film traite de la fin brutale d’une innocence, se balance entre l’amour et la mort et s’achève sur une vendetta sanguine déconcertante. Grand prix du festival Gérardmer, Morse, implacablement beau, touche et affecte.

Roseline Tran

Gran Torino


"WHAT THE HELL DOES EVERYBODY WANT WITH MY GRAN TORINO ?
"

Gran Torino

Écrit et réalisé par Clint Eastwood




Si jamais l’on vous parle d’un Ford 1972, il est probable que vous répondiez : « Aaaaah…d’accord… » ; et si jamais l’on évoque une Gran Torino, et bien c’est la voiture dans laquelle Clint Eastwood nous emmène dans son dernier film, aux frontières de la rédemption et du pardon de ses propres péchés. D’ailleurs tout le film est placé sous un seul mot d’ordre : la confession.

Pour cela, il s’offre tout d’abord un splendide contre-emploi : si les débats sur ses convictions sont légions, il est de notoriété publique que l’interprète d’Impitoyable est sans ambiguïté opposé à toute forme de racisme. Or ici, il interprète un homme ayant été à ce point marqué par la guerre et son lot de souffrances, subies comme infligées, qu’il s’est forgé une carapace d’agacement (c’est un euphémisme) envers la société en général et les Américains immigrés en particulier. En temps normal, le visage de Clint Eastwood semble taillé dans un bloc de granit, ici il évoque plus un travail au burin. Son âme n’est pas plus engageante de prime abord, à tel point que sa famille (qui est certes le prototype de la famille américaine moyenne superficielle) s’est détournée de lui et (en apparence) il ne s’en porte pas plus mal.

Jusqu’à ce que la société le rattrape, et qu’il soit confronté à ce qu’il abhorre : l’étranger. Une famille hmong qui s’installe près de chez lui à son grand déplaisir… mais qui constituera son médium pour renouer avec le monde extérieur par autre chose que des borborygmes. En effet, cela n’a rien d’une évidence pour « Wally » (non, pas le robot…) : cette famille de « faces de citron » se révélera attachante, et s’attachera elle–même à lui… Les gangs tiennent le quartier. C’est un fait. Mais quand c’est jusque sur sa pelouse (sur laquelle personne n’a intérêt de marcher) que la loi de la violence arrive, le grincheux passif cèdera la place à l’homme qui agit pour protéger des gens qui sont « plus proches de (lui) que (sa) putain de famille de salauds » (transcription non contractuelle…). Le corps vieillissant eastwoodien, qui portait encore en lui les stigmates de la Guerre de Corée, va ainsi réussir à refermer ses blessures de guerre. Pour cela, la mise en scène eastwoodienne se sert d’un jeu de miroirs, et à chaque fois que Walt Kowalski (Eastwood) apparaît devant un miroir, c’est une manière de nous montrer son évolution. Le miroir s’avère être ici bien plus un reflet de l’âme que de l’apparence.

Toute la puissance du film réside en tout cas dans l’alternance des contrastes, celui entre deux mondes a priori contradictoires, mais finalement complémentaires, et celui entre l’humour et la violence, entre la méchanceté et la générosité, car le monde eastwoodien ne saurait être ni tout blanc ni tout noir. Bien sûr la façon de narrer eastwoodienne, elle, reste classique. Structure en boucle, le film débute sur un enterrement et s’achève sur un autre. Fin spirituel qui prend des allures de sacrifice christique. La rumeur a apporté sur ses ailes la funeste nouvelle selon laquelle ce film constitue la dernière pierre qu’apportera jamais Clint Eastwood à son édifice cinématographique d’acteur. S’il en est effectivement ainsi, alors saluons la dernière apparition devant la caméra de ce monument, et entendons-nous pour dire que le voyage ne fut pas déplaisant. Mais même si Eastwood part tel le Christ dans ce film, l’éternel adieu peut aussi laisser place à une prochaine résurrection...

Cyril Schalkens & Magdalena Krzaczynski

The Wrestler


THE WRESTLER


Écrit et réalisé par Darren Aronofsky




Fin des années 80, Randy dit « le Bélier » est catcheur. Le catch, c’est toute sa vie. Il a même tout sacrifié dedans. D’ailleurs, il a plein de fans qui l’aiment ! Mais le problème, c’est qu’un jour, Randy, il fait une crise cardiaque après un match. Heureusement il y a son docteur qui le sauve, mais qui lui interdit de refaire du catch. Alors Randy, lui, il veut changer de vie. C’est pour ça qu’il veut retrouver sa fille qu’il a abandonnée, avec pleins de cadeaux. Et puis il veut aussi trouver l’amour avec la strip-teaseuse du bar à côté. Elle est un peu vieille mais elle l’écoute, elle au moins. Mais la vie aux USA, c’est dur. Sa fille, elle n'est pas très gentille et la vieille strip-teaseuse, elle a peur de tomber amoureuse. Alors Randy va-t-il retourner faire du catch ?

A tous ceux qui forgent le projet ô combien honorable de voir ce film tout bientôt en salle, sachez que l’on vous comprend. C’est vrai, la critique est unanime : un « lion d’or » à Venise, un « Golden globe » pour Mickey Rourke etc. Bref, la culpabilité grandit face à cet incontournable du 7ème art que vous n’avez pas encore vu. Néanmoins une solution existe : la bande annonce ! Elle est très bien montée, l’enchaînement des séquences est parfait, rien du scénario n’est épargné, le traitement du sujet est soigné, ça va vite, ça pulse, ça pleure, ça crie, et avec la petite guitare au milieu ça devient même émouvant. Vous n’avez pour ainsi dire rien raté, vous êtes devenu incollable et vous avez surtout économisé 1h45 d’un dur labeur. Pardonnez mon cynisme quelque peu arrogant, mais le spectacle a été coûteux. Ce film justement, «expérimental» vous dites ? un véritable piège. Comme si nous étions nous même devenu catcheur improvisé, prisonnier d’un spectacle stérile et dont le déroulement est point pour point prémédité. Loin de nos attentes, un « caméra-épaule » perfide alimente de surcroît l’idéologie fétichiste bien connu du martyr aux USA. Mais existe-t-il une réelle place de Sujet au contact de ce film? J’entends par là un espace libre, où le spectateur s’approprie une matière, respire, élabore, vient construire une émotion personnelle. Fidèle au documentaire, existe-t-il un intervalle où surgit la surprise, l’insolite, l’émotion fraîche et palpable des personnages jusque dans l’insignifiant de leur quotidien ! Randy glisse de séquences en séquences dans le débile et le grotesque. Pris à défaut, nous nous butons face à un ensemble forclos où règne un vieux rêve américain désuet : un nouveau Jésus, mais catcheur cette fois, incarnation sacrificielle d’un héros n’ayant d’autre vertu que de mourir, souffrir à « coups » sûr, pour son peuple. Tout est prévisible, vide de rebondissement, les personnages sont lisses, sous « chirurgie plastique » à l’image de Mickey Rourke, bref c’est la saison d’une mauvaise série Américaine en condensé. Après Rambo, «Randy dit le Bélier». Un gag pour nous, une utopie morte en Outre Atlantique ? Quant à la fiction-prétexte pour Mr Rourke, j’aurai sans doute préféré un « vrai » documentaire.

Arnaud Novel

Delta


DELTA


Réalisé par Kornél Mundruczo




Jeune réalisateur hongrois, Mundruczo invite avec Delta à une contemplation esthétique des rapports humains dans leur marginalité.

Jeune homme taciturne, Mihail retourne, après la mort de son père, dans un village roumain auprès de sa mère qu’il avait quitté une vingtaine d’années plus tôt, chassé par l’arrivée d’un autre homme dans la vie de celle-ci. Il y rencontre pour la première fois sa sœur, dont il ignorait l’existence. Étranger sur les terres de son enfance, il va s’isoler au bord du Danube pour construire une maison sur pilotis au milieu du delta. Dans un accord muet les liant, il va y vivre avec sa sœur, bâtissant leur maison loin de tous et de tous leurs préjugés. Un amour tacite et platonique va grandir entre le frère et sa sœur. Loin du lugubre de la relation incestueuse, ils semblent éclairés par l’innocence d’une liberté primitive retrouvée. Pour fêter la fin des travaux de leur maison, ils invitent les villageois à partager un repas autour d’un feu, mais ceux-ci, derrière leurs rires amicaux, n’acceptent pas leur relation « contre-nature ».

On pourrait reprocher à Mundruczo un certain manque de substance active dans son propos mais la beauté esthétique des images offre à voir un spectacle de la nature des plus merveilleux. Quelque peu oppressante dans son calme impénétrable, la nature est omniprésente. La lumière incroyablement belle caresse les berges du Danube et les visages des protagonistes, suggérant métaphoriquement leur passion. Certaines séquences sont remarquables de sensibilité dans une esthétique particulièrement soignée, comme la séquence du plantage des trois clous dans la charpente du toit. Cette pureté hypnotisante entraîne une certaine langueur à la limite de la lassitude, que vient trancher l’abrupte séquence finale. Une nuit de violence, terrifiante, qui scelle le destin tragique de ces deux marginaux qui ont été confrontés à la cruauté des hommes face à ce qu’ils ne comprennent pas.

Félix Lajko (également acteur principal), violoniste hongrois reconnu, signe une musique étrange, entremêlée d’extraits de Death and the Maiden de Schubert, qui distancie le spectateur des personnages, faisant ainsi éprouver un curieux mélange de compassion et de malaise. L’expérience laisse songeur, on aimerait pousser plus loin au-delà de cette contemplation. Un réalisateur dont on attendra donc les prochaines œuvres avec curiosité, confirmant ou infirmant un œil photographique sensible et éclairé.

Ana Kaschcett

Welcome


WELCOME


Réalisé par Philippe Lioret




Welcome, Wilkommen, bienvenue dans le monde de bons sentiments désespérément fade de Philippe Lioret.

Bilal, jeune kurde de dix-sept ans, arrive à Calais pour rejoindre l’Angleterre et Mîna, sa petite amie, partie s’installer à Londres avec sa famille pour se faire marier. Seul problème, après des mois de marche depuis l’Irak, le jeune homme se trouve incapable de se mettre un sac sur la tête afin d’échapper aux contrôles et de passer clandestinement la Manche. Séquelle d’une séquestration par des soldats au passage d’une frontière durant son périple apparemment long et ardu mais dont on n’apprendra rien. On le retrouve donc à Calais, où bien propre, bien habillé, parlant un anglais parfait et avec plus de six cent euros en poche (logique après son aventure…), il décide de prendre des cours de natation pour traverser la Manche à la nage. Simon (Vincent Lindon), maître nageur un peu paumé, va l’y aider, essayant ainsi d’impressionner et de reconquérir sa femme qui l’a quitté pour un bon samaritain distribuant de la nourriture aux clandestins.

En bref, Philippe Lioret use ici des mêmes ingrédients qui faisaient le rythme lancinant de son dernier film Je vais bien, ne t’en fais pas : des comédiens, somme toute pas mauvais, terriblement mal servis par des dialogues péchant par leur platitude ; toujours le même jeu sur le non-dit nourrissant une atmosphère de secret autour de ce qui n’en vaut pas tant la peine ; des aberrations de scénario sur fond de conte de fée des temps modernes ; une image bleutée grisée par la mélancolie latente. Etc.

Et puis il y a la musique. On l’aura compris, Lioret est ingénieur du son de formation, aussi met-il un point d’honneur à ce que l’on entende particulièrement la bande son. Soit, mais pourquoi faire déplacer tout un orchestre philharmonique pour trois notes de piano à chaque fois qu’un des personnages est assis, tout seul, le regard dans le vide ? Dépassant le défaut d’être convenu, cela en devient même simplement pénible.

Au final, on sort bien désappointé de ce film qui arrive à provoquer l’indifférence totale sur un sujet pourtant délicat. S’il était moins axé sur le Français moyen qui essaie d’être un type bien pour des raisons totalement égocentriques, mais plus sur les immigrés et leurs problèmes (ils ont certainement d’autres raisons pour risquer leurs vies aux frontières que pour retrouver leur copine), sûrement y trouverait-on plus d’intérêt.

Ana Kaschcett

Eden à l'Ouest


EDEN A L'OUEST


Réalisé par Costa-Gavras
Avec Riccardo Scamarcio, Eric Caravaca, Ulrich Tukur...




Elias est un émigrant clandestin comme tant d’autres, qui pense trouver – comme l’indique le titre – « l’Eden à l’Ouest ». Pour le moment, sa vision de l’Eden se résume à trouver un travail qui lui permette d’avoir une vie décente.

Pour cela, il est prêt à beaucoup, même à vendre son corps. Car le diable a quelques atouts : une détermination et un courage inébranlables, et une beauté solaire qui suscite l’envie et le désir de tous ceux qu’il croise, hommes et femmes confondus. Il n’en profite pourtant pas outre mesure ; par exemple, il ne se résigne pas à voler la femme qui le protège en échange de faveurs particulières. Car Elias est l’incarnation même du mythe du Bon Sauvage : aussi pur que naïf, et ne gardant aucune réelle rancœur contre ceux qui lui ont causé du tort, tel un animal. Un personnage assez monochrome, somme toute. Le type même du gendre idéal mesdames, version fauché et sans toit.

Tout au long du film, Elias enchaîne les aventures rocambolesques qui rythment sa survie. Son bu+t : la ville lumière, dans laquelle officie un magicien qui lui a lancé « Si tu viens à Paris, viens me voir » au cours d’une tournée estivale en Europe. Pour son malheur, Elias l’a pris au mot… Il est donc de mainmise que le jeune homme ira de déconvenues en déconvenues au cours de ce périple, ce qui donne à Costa-Gavras l’occasion de distiller ça et là un état des lieux de la fracture sociale européenne. Malheureusement, le réalisateur ne fait que survoler tous les thèmes qu’il aborde, et semble résigné à n’en attaquer aucun pour de bon.

Le film reste donc bancal mais attachant, à l’image de son personnage principal, qui fait l’expérience du choc des cultures, que ce soit en manquant de se faire renverser par le TGV ou en repêchant à la main la perruque d’une riche cliente d’un complexe hôtelier dans des toilettes pleines de fiente.

Costa-Gavras a cependant eu la bonne idée de ne jamais identifier son héros à une culture particulière, et lui fait même parler une langue inventée pour le film au détour d’une scène. Elias est et restera donc apatride bien qu’indiscutablement européen, à l’image d’une des premières scènes, où lui et d’autres clandestins jettent leurs pièces d’identité déchirées dans la mer Egée. Belle image que de placer son histoire dans un des berceaux de la civilisation européenne, d’autant que cette même civilisation, en cherchant aujourd’hui à effacer ses frontières intérieures dans le cadre d’enjeux économiques, laisse pour compte certaines des identités multiples qui la composent.

Judith Arazi

Cyprien


CYPRIEN


Réalisé par David Charhon




Il y a en ce moment une tendance dans le cinéma américain à traiter avec brio et subtilité de ce nouveau type de personnes un peu bizarre au look décontracté et à la culture décalée : les nerds et les très informatisés geeks. Le récent Grands frères était un exemple de comédie réussie avec ce qu’il faut de démagogie pour être grand public mais aussi des dialogues savoureux et des acteurs en forme.

Comment le cinéma français allait-il se comporter, lui qui traite pour la première fois de ce nouveau phénomène de société : la culture nerd. Au départ, sur le papier, ça commence bien. Elie Semoun tient le rôle principal ce qui n’était pas arrivé depuis bien longtemps. En plus, son rôle est adapté d’une de ses petites annonces parmi les moins nulles. A ses côtés, Léa Drucker, Laurent Stocker ou encore Catherine Deneuve, peuvent également rassurer. C’est l’un des deux Air qui compose la BO, et elle est à cet égard plutôt réussie. Alors, est-ce que Cyprien est un bon film ?

La réponse est évidemment non. C’est une nouvelle daube comme seul le cinéma français sait le faire. Encore un film qui prend les gens pour des demeurés en enchaînant des gags qui peuvent éventuellement faire sourire les 7-12 ans. Encore des dialogues écrits à la cocaïne qui pue la prétention de ses auteurs à 100 mètres. Et surtout encore un scénario à faire passer le fils de 7 ans de Robert Rodriguez qui a écrit Shark Boy et Lava Girl pour un professeur de narratologie.

En bref, un gars vraiment moche travaille en tant que responsable informatique dans une boîte de mode dirigée par le fils débile de la patronne dépressive. Tous les matins il ramène des viennoiseries mais personne n’en veut, personne ne veut manger avec lui sauf une qui est plus moche que les autres filles et peut le comprendre. Mais un jour, on ne sait pas vraiment pourquoi, on lui demande quel serait son rêve le plus cher. Et là, eurêka, il se retrouve avec un déodorant qui le rend beau, enfin, le rend Elie Semoun sans ses dents pourries et son vilain teint. C’est aussi crédible que Gilbert Montagné qui se lance dans la politique, mais passons. Après, il a trop la classe et a même le loisir de calculer avec ses pouces la taille des culs des bonnasses de sa boîte. C’est fin, tellement fin qu’elles se battent pour le faire. Et tout le reste est du même acabit.

A un moment, Cyprien moche regrette que les belles histoires d’amour ne soient qu’au cinéma et de toutes façons le spectateur peut sortir de la salle. C’est vrai, c’est d’ailleurs ce qu’il reste de mieux à faire plutôt que d’aller voir cette horreur, une de plus à remporter le suffrage du public qui s’est une fois de plus berné. (Re)voyez plutôt Supergrave, c’est bien plus drôle et tellement, mais alors tellement, mieux écrit.

Mathieu Thill

Lol


LOL


Réalisé par Lisa Azuelos
Avec Sophie Marceau, Christa Theret, Alexandre Astier…





Pour les ultimes récalcitrants au langage internet, « lol » signifie « laughing out loud », ou « rire aux éclats » en français. Dans le dernier film de Lisa Azuelos, « Lol » est également le diminutif de Lola, une ado d’aujourd’hui. Lola est lycéenne, sa mère lui achète des strings chez H&M, et elle et ses copines n’aiment pas les filles qui jouent les « te-pu » (« putes » en verlan). On pense immédiatement à La Boum version 2009, avec Sophie Marceau dans le rôle de la mère.

Il est peu probable que tous les ados se reconnaissent en Lola et ses proches, puisque la jeune fille évolue dans un milieu parisien assez nanti. L’un de ses camarades de classe a pour père un ministre, le look d’apprenties rock stars des copains de Lola frise parfois le ridicule (coupes de cheveux tecktonik improbables, marcels échancrés sur des torses maigrichons, jeans slim à gogo et pendentifs à tête de mort signés Swarovski), et la seule question qui leur vienne à l’esprit lorsqu’ils arrivent dans une famille d’accueil londonienne est : « Do you have MSN Messenger ? ». Dire que les voyages sont censés former la jeunesse…

Bref, nous sommes loin de l’esprit de rébellion des Pink Floyd et autres The Clash, et la principale préoccupation des personnages de cette fiction est de réussir à sortir / coucher / se faire aimer d’Untel. Même les quelques conflits mis en scène se révèlent vus et revus : « Ma mère et mon père sont toujours amants malgré leur divorce », « Mon père refuse de me comprendre », « Ma mère a lu mon journal intime »… Situations policées à force d’avoir été déjà abordées, et dont on devine aisément l’issue sitôt évoquées.

Restent l’humour gentiment insolent de cette fraîche comédie et la bonne humeur de ses interprètes. Gageons que l’on reverra très vite Christa Theret dans le paysage du cinéma français. Elle, Sophie Marceau et Bernadette Laffont forment un trio de choc, qui représente de manière idéale trois générations de femmes épanouies.

Je reprendrai donc en substance les paroles d’une internaute anonyme, qui écrivait à propos du film sur un forum de discussion : « ça a l'air d'être le genre de film idiot que l’on aime en culpabilisant. J'irai peut-être le voir toute seule, en cachette, dans un cinéma où je suis certaine de ne croiser personne qui me connaisse. »

Judith Arazi

Bellamy


BELLAMY


Réalisé par Claude Chabrol




Le dernier Chabrol est sans conteste la plus belle réussite du cinéaste depuis plusieurs années. A travers une intrigue policière qui à première vue semble mince, le réalisateur dresse un portrait subtil de chaque personnage dont les psychologies complexes sont peu à peu dévoilées. Pas de doute le film est à la hauteur de la première collaboration entre Chabrol et Depardieu. L’acteur grandiose se fond parfaitement dans le rôle du commissaire Bellamy, grâce à un jeu d’une finesse et d’une sensibilité saisissante.

La première séquence mystérieuse du film témoigne de la virtuosité de Chabrol à se jouer du spectateur en disséminant des indices alors que l’intérêt est ailleurs. Un cimetière, la tombe de Georges Brassens, quelqu’un hors champ qui sifflote une musique du chanteur et la vision cauchemardesque d’un corps calciné près d’une voiture en ruine au pied d’une falaise. Quelques clefs d’une enquête qui sera confiée à un certain commissaire Leblanc, que nous ne verrons jamais du film. Le commissaire Bellamy, lui, est en vacances avec sa femme à Nîmes et s’il est confronté à l’affaire, c’est parce qu’un homme effrayé se disant coupable d’un meurtre se présente chez lui afin de lui demander son aide. Bellamy s’intéresse au cas de cet homme et bien qu’en vacances, se lance dans l’enquête à titre privé, et ne tarde d’ailleurs pas à élucider certains non-dits et approximations. Cela semble même trop simple. Mais le nœud dramatique n’est qu’un prétexte, Chabrol s’intéresse surtout à la personnalité du commissaire, dont la personnalité de Depardieu lui-même ne semble pas totalement étrangère. L’ambiguïté du personnage s’esquisse à travers sa relation avec ses proches : sa femme, interprétée par Marie Bunel, et son frère, interprété par Clovis Cornillac. Ces deux personnages semblent être la face lumineuse et la face sombre de la vie de Paul Bellamy. Une femme pétillante, qui en plus de jouer le rôle de conseillère dans les enquêtes de son mari, est synonyme d’amour et de désir. Un frère morose aux tendances alcooliques, qui cache de sombres souvenirs qui remontent en filigrane à la surface. Ainsi, en contre point de la perspicacité du commissaire dans ses enquêtes, apparaît la fragilité d’un homme hanté par des démons que l’engagement dans son travail ne parvient pas à effacer. Une fausse simplicité émane également de la mise en scène, en réalité d’une précision remarquable. Chabrol incarne cette idée même selon laquelle la caméra est avant tout au service d’une histoire. Chaque mouvement de caméra est millimétré et fort en signification. Le projet ambitieux de Bellamy respecte donc ses promesses où Chabrol pose des questions profondes sur l’identité. A travers cette enquête, le commissaire opère une certaine forme de remise en question, ravivée par la confrontation avec son frère, qui le ramène à lui-même et à ses motivations dans la vie.

Dorothée Jouan

Projection : Derrière l’Himalaya / Tashidelek Ama


DERRIÈRE L'HIMALAYA / TASHIDELEK AMA


Documentaire et court-métrage de fiction
Écrits et réalisés par Arnaud Hémery & Tra My Nguyen




Arnaud Hémery a vu les choses en grand pour la réalisation de son premier documentaire : il est parti au Népal à la rencontre de réfugiés Tibétains en espérant apporter des éléments de réponses à une vaste question : comment conserver sa culture et son identité en étant exilé de son pays ?

Les Tibétains exilés au Népal se sont réfugiés dans les années soixante-dix, ce sont les derniers résistants à avoir combattu, ils n’ont pas de carte d’identité et risquent toujours d’être expulsés vers la Chine. C’est avec beaucoup d’humilité que cet étudiant en Master de cinéma à Paris 7 a présenté son film lors d’une séance des « Mercredis du cinéma » au sein de l’université. Sensibilisé par cette civilisation par le biais du parrainage d’un enfant auquel contribuent des membres de sa famille dans le cadre de l’association AFAT-CG, Arnaud a voulu en savoir plus et s’est donc rendu sur place avec sa caméra. Confronté dès son arrivée à l’extrême pauvreté de ce pays, ce jeune réalisateur prometteur a senti que son rôle était de pouvoir transmettre la parole de toutes ces personnes, en s’éloignant des stéréotypes que les médias peuvent véhiculer. Il en ressort un film juste, beau et grave, où la vérité des propos est mise en perspective par la beauté des paysages et plusieurs leitmotiv comme celui du moulin à prières. Ce documentaire esthétique et politique continue sa vocation de transmission de la parole en étant projeté dans de nombreux festivals. La prochaine occasion de le voir sera le 10 mars à la Mairie du 11ème arrondissement, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la répression du soulèvement de Lhassa. La projection sera accompagnée d’une exposition de portraits d’exilés tibétains au Népal et de leur vie quotidienne.

Grandi par cette première expérience, Arnaud est revenu au Tibet deux ans plus tard avec l’idée d’y réaliser cette fois une fiction. Soutenu par Cinésept, il y est allé avec la présidente de l’association, Tra My Nguyen, qui a également coécrit le film et s’est occupée du son pendant le tournage. Tashidelek Ama est l’histoire d’un petit garçon dont la mère est malade. Sa grand-mère lui conte l’histoire d’une fleur qui guérit tous les cœurs. Le petit garçon part donc en quête de cette fleur pour sauver sa maman. Une grande beauté plastique caractérise cette histoire de conte où la fiction rejoint le documentaire dans la description de la vie de ce jeune Tibétain dont le jeu est criant de vérité. De l’émotion et du rêve transportent les spectateurs conquis par ce conte écrit par le réalisateur, qui avoue sa passion pour les contes et l’envie de poursuivre dans cette voie.

Dorothée Jouan



DVD : Pi

PI

Écrit et réalisé par Darren Aronofsky




Premier film du réalisateur, Pi constitue ce véritable électrochoc qui n’a très peu à voir avec Requiem for a Dream. Alors que Requiem for a Dream inscrit le mécanisme des dépendances dans un récit de la clôture, Pi prend acte d’une certaine imprévisibilité et parvient à poétiser le monde. Film centré sur la torture et la souffrance mentale d’un jeune scientifique, Pi affirme, par sa forme ultra contrastée, une furieuse quête d’infini.

Max Cohen est un mathématicien surdoué qui cherche à comprendre le langage de la nature et la bourse par le prisme des chiffres et des sciences. Ayant désobéi à sa mère dès son plus jeune âge, Cohen a été frappé par la lumière de ce soleil qu’il ne devait pas mirer. L’expérience lui a valu une sorte de séquelle psychique qui l’a poussé à creuser la surface des choses et scruter les formes secrètement présentes au monde (le nombre d’or, la spirale…). Evoluant dans le quartier juif de New York, le trentenaire va être la proie de son obsession mathématique et d’une bande de fondamentalistes qui cherche à s’accaparer les réponses perdues au cœur de son esprit brillant et confus.

Le protagoniste de Pi est donc celui, tourmenté, qui désirant reconnaître le code qui régirait les choses se voit, dans sa quête, être totalement dépassé par les événements. Obsédé par tout ce qui touche aux schémas proches de l’infini, Cohen est aidé par un vieux scientifique qui le conseille et lui indique d’obscures réponses. La voie de la sagesse est alors en prise avec la fougue du jeune disciple. Ne parvenant à résoudre ses calculs (existentiels), le jeune homme s’enferme, consomme des amphétamines et finit par se triturer le cerveau. Il est alors pris dans le vertige des folles dépendances.

Tourné dans un noir et blanc aux tons durs et cassés, Pi offre à voir une plastique en perpétuelle ébullition. La texture granuleuse de la photographie implique un parti pris esthétique qui, fondé sur les contrastes d’intensité, mobilise toutes sortes d’effets perceptifs. Du leitmotiv musical qui bascule de la suspension à des breaks techno, des variations intenses d’échelle de plans, c’est toute une dynamique de montage qui se met en action. La séquence de paranoïa où Cohen est poursuivi dans les souterrains du métro est en cela exemplaire du travail d’impact visuel qui régit les débuts d’Aronofsky. De même, les flashs brefs et stylisés où le personnage absorbe ses pilules réfléchissent bien la mécanique de déchéance que l’on retrouvera dans Requiem for a Dream. Mais là où Requiem for a Dream, en dépit de sa forme virtuose, emprisonnait ses personnages dans un processus sordide et cadenassé, Pi ouvre à de beaux passages de liberté. Ce qui fait de Pi un bel essai par rapport à un Requiem for a Dream démonstratif et destiné aux teenagers en mal de sensations.

Romain Genissel

DVD : Requiem for a Dream


SUMMER, FALL, WINTER... LUX AETERNA...
Requiem for a Dream

Réalisé par Darren Aronofsky
Écrit par Hubert Selby Jr. et Darren Aronofsky
Avec Jennifer Connelly, Jared Leto et Ellen Burstyn






Comment caractériser le deuxième long-métrage de ce surprenant réalisateur qu'est Darren Aronofsky, tant l'étiquette communément adoptée « drame » brille d'inadéquation ou d'imprécision ? Film à priori porté sur l'addiction aux drogues, à la nourriture ou encore à la télévision, Requiem for a Dream suit trois junkies et la mère de l'un d'eux dans ce qui deviendra leur déchéance absolue. Film choc dans la forme et dans le fond, certes polémique mais assurément incontournable.

La raison tient essentiellement dans sa forme, quoique le fond n'est pas en reste non plus. Mais comment réagir à l'égard d'une mise en scène qui brise le traditionalisme de la réalisation et en expose insolemment les miettes à travers des procédés aussi perturbants que la SnorriCam ? Cette caméra étant solidement fixée à l'acteur lui-même, le mouvement ne vient plus des corps dans l'image, mais plutôt de tout ce qui les entoure. Multiples trucages déjà présents dans Pi, les revoici donc avec une signification analogue : fracas total des relations de l'individu à son entourage à travers un effet qui peut tout aussi bien se revendiquer comme étant purement affectif et viscéral – les deux cas étant aussi probables que réussis.

En parlant d'affectif, Requiem for a Dream flirterait presque avec l'affect simpliste, tant ce montage de clip vidéo, rapide et répétitif, sur l'iris qui se dilate, ou bien ces vues en fisheye où tout nous paraît visuellement difforme, appuient bien sur le fait que la drogue est consommée et que c'est toute la perception de l'environnement qui en est bouleversée. Le summum de la bouffonnerie est d'ailleurs vraiment frôlé avec un réfrigérateur vivant et carnivore ! Mais bien que l'histoire de Requiem for a Dream ait déjà été abordée avant la décision d'Aronofsky d'adapter l'oeuvre originale, le sujet du film résiderait peut-être ailleurs, tout du moins en partie.

A vrai dire, la première séquence pourrait en être la métaphore. Dans une image divisée en deux par la magie du split screen, le fils et sa mère se confrontent pour la énième fois : lui, enlevant le téléviseur auquel elle tient tant, et elle, s'enfermant dans la pièce adjacente avec la clé nécessaire pour emporter la précieuse "boîte à chimères". Ce n'est pas tant la situation qui prime que le fait de nous montrer simultanément deux actions, dont l'une se connecte visuellement avec l'autre de façon occasionnelle. La fragile connexion tremble et vacille, avant de se rompre définitivement pour laisser place au titre du film. Autrement dit, plus qu'une oeuvre sur l'addiction, phénomène qui concerne chacun de nous d'une façon ou d'une autre, Requiem for a Dream pourrait symboliser la détresse à l'état total, l'agonie inéluctable de toute communication entre les êtres.

Pierre-Louis Coudercy



DVD : The Fountain


WHAT IF YOU COULD LIVE FOREVER ?

The Fountain

Réalisé par Darren Aronofsky
Écrit par Darren Aronofsky et Ari Handel
Avec Hugh Jackman, Rachel Weisz, Ellen Burstyn





Le troisième long-métrage du surprenant Aronofsky aura été son projet le plus fou et le plus abouti. A travers le 16ème, le 20ème et le 26ème siècles, un homme se bat pour la survie de la femme qu'il aime - le même homme et la même femme, car c'est plus ou moins du couple éternel dont il est évidemment question. En tant que drame fantastique, The Fountain est d'une beauté visuelle complètement folle, ce qui, associé aux thèmes forts traités par le film, explique en quelque sorte la présence inévitable de détracteurs... qui ont tort.

L'élaboration de ce projet s'est avérée laborieuse. Désistement des acteurs principaux, réduction considérable du budget, abandon de la Warner en plein parcours, démantèlement et vente des décors... la passion d'Aronofsky et la foi dans son projet ont eu raison des difficultés, tout comme elles se ressentent pleinement dans la mise en scène de son oeuvre. A l'inverse de Pi et de Requiem for a Dream, où le montage effréné et les effets visuellement perturbants pouvaient constituer une façon de percevoir le monde du point de vue de héros en décalage total avec leur environnement, c'est dans The Fountain que Darren Aronofsky a préféré balayer toute supercherie de montage, afin de mieux épouser la détresse de ses personnages ou bien la beauté de puissances qui les dépassent.

Les allers et retours entre les trois siècles se construisent en un montage parfois complexe, où les raccords s'effectuent par un motif visuel commun ou une simple voix désincarnée. Alternance incessante entre les innombrables souvenirs d'une conscience qui aurait perduré à travers les âges ? Et pourtant, il se peut que The Fountain soit bel et bien un parcours intérieur. Le cas contraire, comment une même scène cruciale en viendrait-elle à se répéter maintes fois, comme si l'oubli de cet évènement était une chose impossible ? Preuve en est avec les compositions de Clint Mansell : elles qui semblaient mener la danse dans Requiem for a Dream, les voici plus discrètes à certains moments et plus grandioses à d'autres, tout juste décidées à s'unir dans la plus parfaite harmonie avec des larmes de désespoir ou des battements de coeur, autrement dit le ressenti des personnages.

Ce qu'ils peuvent éprouver n'a pas à être décrit en long, en large et en travers car la mise en scène de Darren Aronofsky a opéré un bond certain vers un non-dit, vers une simple constatation de l'émotion. Les sentiments émanent désormais d'un baiser discrètement déposé dans le cou, d'une plume trempée dans une encre noire ou de l'immensité du cosmos à travers lequel voyage intérieurement le personnage. La force ne vient plus nécessairement du progrès de la science ou de la médecine. Elle tient sa raison d'être sur ce qui est de plus inhérent en l'être humain...

Pierre-Louis Coudercy




DVD : L’Expédition


L’EXPÉDITION


Réalisé par Satyajit Ray




L’expédition est un film dépaysant, étonnant, séduisant… Gros succès au box-office de la région d’origine de Satyajit Ray, le Bengale, inédit dans les salles françaises, il sort aujourd’hui en DVD… Une initiative que l’on ne peut que relever et saluer !

L’histoire est celle d’un chauffeur de taxi (Narsingh) qui se voit retirer sa licence par la police, ce qui le contraint à se réfugier dans la petite ville de Kolkata. Cet exil amène Narsingh (et le spectateur) à faire la rencontre d’une myriade de personnages assez hauts en couleur. C’est toute une société qui se trouve dépeinte avec brio à travers cette petite aventure.

L’expédition ne laisse pas indifférent et ce, pour de nombreuses raisons.

La découverte d’un pays et le dépaysement qui en découle sont, bien entendu, des points forts de ce film. En effet, tourné en 1962, le découvrir aujourd’hui c’est faire un fabuleux voyage à la fois temporel et géographique. Empreint de poésie, L’expédition, indiscutablement, séduit. Les images sont d’une beauté qu’il convient de noter et c’est ainsi l’esthétisme général qui est à souligner. Les scènes se déroulant dans le taxi donnent une unité, un certain rythme au film et c’est avec plaisir que le spectateur retrouve, régulièrement, les routes, les paysages.

La prestance du personnage principal est assez saisissante. Le plus souvent impassible, son visage marque les esprits. D’autant plus que cette impassibilité – le spectateur s’en trouve convaincu – cache une multiplicité de questionnements intérieurs. En effet, les situations auxquelles se trouve confronté le protagoniste en appellent à des choix pour le moins délicats. Plus généralement, se sont tous les personnages qui sont – chacun à sa façon – intéressants. Les nombreux plans rapprochés permettent au spectateur de se créer toute une galerie de portraits. Or, derrière chacun de ceux-ci, se cache une personnalité singulière, qui apporte son petit quelque chose à l’intrigue principale.

En effet, le film ne vaut pas uniquement pour les images en elles-mêmes. De nombreux thèmes se trouvent abordés ; forts, ils donnent au film une réelle profondeur. Des questions telles que celles des religions, des castes, de la place des femmes… sont ainsi soulevées. L’amour n’est pas en reste, mais les relations qu’entretient Narsingh avec les femmes ne sont jamais « gratuites », elles ne manquent pas de mettre en avant des problèmes sociaux des plus intéressants ; elles ont un sens, un but dans la description qui est faite de la société.

Il est toujours plaisant de partir à la découverte – si ce n’est de l’inconnu – du peu connu. Agréablement dépaysant, L’expédition entraîne le spectateur à la découverte d’une culture, d’un univers ; c’est un voyage qui a quelque chose de magique qui lui est ici proposé.
Sonia Déchamps

Réédition : A Cause d’un Assassinat


THE PARALLAX VIEW

A Cause d’un Assassinat

Réalisé par Alan J. Pakula (1974)




C’est à cause d’un assassinat, celui du sénateur Carroll, par lequel débute le film, que se perpétuent d’autres meurtres, à savoir ceux des témoins du premier. La journaliste et témoin du meurtre du sénateur, Lee Carter (Paula Prentiss) s’en rend compte et a juste le temps d’en avertir son confrère et amant Joe Frady (Warren Beatty) avant de succomber à une mort « accidentelle ». Sur la piste d’un complot, celui-ci découvre l’existence de la Parallax Corporation, société qui s’avère recruter des hommes marginaux pour tuer. Il tente alors d’infiltrer la conspiration.

Inspiré largement par l’assassinat de Kennedy (1963) dont l’ombre flotte sur le film, Alan J. Pakula nous offre une réflexion sur le contexte politique et le climat social qui règne alors, à savoir une ère de la suspicion et de la paranoïa. Déjà dans Klute, Pakula remettait en cause les sphères du pouvoir, mais dorénavant il s’attaquera également au domaine politique.

La Parallax View est une vue aiguisée, un double point de vue sur l’objet qu’on regarde. C’est ce que le tueur d’élite apprend à la Parallax Corporation, et c’est ce que le spectateur apprend avec la mise en scène d’Alan J. Pakula, ouvrir l’œil et aiguiser son regard contre un monde politique désormais atteint. A l’image du totem qui ouvre le film et qui bouche la vue, nous empêchant de prime abord de voir la tour où le meurtre aura lieu ; ce symbole de notre croyance aveugle et de notre foi inébranlable, est un obstacle à notre vision. Aussi faut il se décaler avec la caméra, changer de point de vue, pour voir, car voir, c’est pouvoir.

Film du complot, mais également film de la solitude, car Pakula aime écraser son personnage dans des décors vastes, par de hauts immeubles qui le rétrécisse et le rende insignifiant et aime lui faire traverser des lieux froids ou désertiques. Le justicier pakulien par excellence, c’est le journaliste avide de vérité. Cette soif frénétique envahira autant les journalistes incarnés par Robert Redford et Dustin Hoffmann dans Les Hommes du Président, qu’elle s’insinuera chez Denzel Washington dans L’affaire Pélican. Mais alors que la lumière éblouissait métaphoriquement le journal dans les Hommes du Président, le journal dans lequel travaille Joe Frady reste toujours dans l’ombre, de la même manière que la vérité. Cette lumière blanche et aveuglante vers laquelle Joe Frady court à la fin lui sera fatale, mais la lumière du tir permettra de voir le meurtrier pendant une fraction de secondes (sauf si on peut mettre sur pause bien sûr) et de faire éclater la vérité littéralement, du moins pour une seconde...

Ce thriller politique met en place une esthétique nerveuse, crée à la fois par une piste sonore sobre et par la musique angoissante de Michael Small, ainsi que par le travail du directeur photo, Gordon Willis. Dit « le Prince des Ténèbres », il avait déjà travaillé sur Le Parrain (1972) cette façon d’éclairer les personnages dans l’obscurité. Film d’autant plus angoissant que finalement, on ne saura jamais qui sont ces hommes de la Parallax Corporation. Cercle vicieux et cynique aussi, où s’engouffre les assassinats et les verdicts, rien ne change, le film se referme sur la même idée avec laquelle il s’était ouvert, mis à part que maintenant on sait, on a vu... En réponse au travelling avant du tribunal, auquel nous invitait d’abord le film, se substitue à la fin un travelling arrière magistral, qui semble nous indiquer que la réponse ne se trouve pas là, la vérité n’est pas là, elle a disparu dans ce halo noir qui entoure cette Cour, image terrifiante de justice kafkaïenne.

Magdalena Krzaczynski

Réédition : The Mark of Zorro (1940)


THE MARK OF ZORRO (1940)


Réalisé par Rouben Mamoulian




Marqué du M de Mamoulian, Le Signe de Zorro (1940) est bien plus qu’un film de cape et d’épée de l’âge classique hollywoodien, bien plus qu’un volet parmi d’autres de la saga Zorro. Certes moins « olé olé » que les volets plus récents et en couleur du ténébreux héros, ce film, approuvé par la censure de l’époque, révèle cependant toute l’intelligence et l’élégance de son réalisateur. A l’origine, Le Signe de Zorro fut choisit par la Fox pour répliquer au succès du Robin des Bois technicolor de la Warner, filmé sous la caméra curtizienne. Ainsi, Zorro, autre héros hors-la-loi, ami des pauvres, se substitue à Robin, il n’en reste pas moins que Zorro est un personnage bien plus sombre et filmé de manière beaucoup plus énigmatique par la caméra mamoulienne.

Don Diego Vega, jeune cavalier, doit partir de Madrid pour revenir chez lui à Los Angeles où il apprend que son père a dû laisser sa place d’alcade à un avide et despotique Don Quintero. Celui-ci abuse de son autorité pour s’enrichir, protégé par le capitaine Esteban (Basil Rathbone), véritable ennemi de Zorro. Don Diego décide alors d’enfiler un masque pour pouvoir se venger. Après Douglas Fairbanks en 1920, c’est Tyrone Power qui se cache ici sous le masque du justicier Zorro.

Le Signe de Zorro scelle l’entrée de Mamoulian au sein du studio de la Twentieth Century Fox et continue sa réflexion sur le thème du double, car chez Mamoulian, tout est double, tout se reflète et tout a une ombre. Déjà ses précédents héros portaient en eux la marque de cette dualité métaphysique, division entre le bien et le mal dans Docteur Jekyll et Mister Hyde, division entre l’homme et la femme dans la Reine Christine, et nous voici avec un autre personnage du double, Zorro, divisé entre son côté aristocrate superficiel (Don Diego Vega) et son côté vengeur masqué (Zorro).

Choix personnel du réalisateur, Mamoulian préfère tourner Zorro en noir et blanc plutôt qu’avec le technicolor du Robin des Bois. Choix adroit et subtil de Mamoulian, dont la caméra apparaît bientôt aussi affûtée que l’épée de son héros. Le noir et blanc distille un charme énigmatique, allanr de paire avec le mystère Zorro. Don Diego évolue ainsi entre ombre et lumière, entre secret et vérité. Le film pourrait presque s’appeler « Zorro ou comment le noir et le blanc s’engendrent et se divisent » (Pierre Berthomieu). Bien entendu, le noir et blanc garde l’idée d’une division, mais Mamoulian dépasse cette frontière manichéenne. Le personnage Zorro s’engendre des ombres romanesques de la caméra mamoulienne, il se crée dans l’obscurité et la noirceur. Zorro est un héros de la vengeance. Son épée est à double tranchant, elle menace aussi bien le pauvre au début qu’elle lutte avec le méchant à la fin. Bien entendu, Zorro n’est pas un héros du mal, mais il porte en lui une noirceur qui ne peut être oubliée.

Le dynamisme du film réside aussi bien dans la fine lame de notre héros que dans le style très chorégraphié de Mamoulian, où les duels sont filmés comme des danses. Tous ces duos (danses et duels) sont des moments particuliers où les personnages s’unissent et se divisent. Ainsi, Lolita Quintero (Linda Darnell) et Don Diego ne forment plus qu’un lorsqu’ils dansent. Au contraire la scène finale du duel, opposant les deux personnages antagonistes, Esteban et Don Diego, met en scène le bien et le mal.

Finalement, on pourrait presque rebaptiser ce film « The Mark of Mamoulian ».

Magdalena Krzaczynski

Réédition : Deux Têtes Folles (1964)


DEUX TÊTES FOLLES


Réalisé par Richard Quine (1964)




Déjà dans L'adorable Voisine (1958), Richard Quine pratiquait avec humour l'auto-dérision en associant son nom avec la statuette la plus minuscule du générique. Il en profitait aussi pour récupérer le couple Novak/Stewart qui s'aimait vaporeusement dans l'univers quotidien de Vertigo (1958 idem), histoire d'inverser les choses et de placer dans un univers magique et incroyable des amants enfin palpables.

Quelques années plus tard, Quine ne se joue plus d'un film mais de l'intégralité du système hollywoodien. Il faut dire que la décennie méritait un retour, et qu'entre la fin de l'âge d'or et le renouveau du nouvel Hollywood il y avait à faire. Et puis la Nouvelle Vague française inspirait beaucoup – l'action se situe donc, comme le titre anglais l'indique (Paris When it Sizzles), à Paris.
Audrey Hepburn joue une simple secrétaire, engagée par William Holden pour taper le scénario auquel il est supposé travailler depuis des mois alors qu'il n'a que des feuilles blanches à lui proposer à son arrivée. Mais qu'importe : un peu de persuasion suffit, et sous les yeux émerveillés de la jeune dactylo il ne fait bientôt aucun doute que le garçon et la fille se rencontrent en page quatre, que le premier rebondissement a lieu en page six et le premier baiser en treize. Il suffit de remplir les pages blanches, étalées par terre dans un souci de précision géographique et temporelle.

C'est bien plus drôle qu'un film de la Nouvelle Vague, nous confiera Audrey qui en a tapé d'autres.

Les deux personnages s'attellent donc à la tâche, et de retours rapides en rebondissement, de ratés en propositions loufoques, ils tâchent d'écrire le fameux scénario. Ils s'y mettent en scène, un peu, puis beaucoup. Ça passe par tous les genres hollywoodiens, et Audrey avinée ira jusqu'à proposer d'être poursuivie par un vampire avant de s'échapper en avion... Holden, lui, renonce dès le début à remplir un Paris du quatorze juillet avec des inspecteurs en gabardines, mais il ne rechigne pas à ce que son héros s'aventure sur les plateaux désertés d'un studio français pour y voler les bobines d'un film prêt à sortir. On a donc droit à la traversée de la jungle emplie de bêtes féroces et, censure oblige, à la partie de tric-trac survenant immanquablement au moment où le héros allait se jeter sur le lit avec une héroïne peu vêtue.

Scénario ficelé avec adresse qui s'interroge sur le credo hollywoodien : pour ne citer que Minnelli, « le monde est une scène, et la scène est un monde de divertissement ». Mais si chez Minnelli on est heureux en faisant le clown, chez Quine la réalité quoiqu'animée par la fiction prévaut. Unfaithfully Yours proposait la même chose : passer par la thérapie de la fiction pour reconnaître que la réalité a ses bons côtés. Chez Quine, l'amour prévaut aussi, et basé sur l'illusion il finit par voler de ses propres ailes.

Piera Simon

Musique : It’s not me it’s you - Lily Allen


IT'S NOT ME, IT'S YOU


De Lily Allen
Catégorie : Pop
http://www.myspace.com/lilymusic




Février 2009, Lily, princesse timbrée de la pop british, revient en force avec It’s not me, it’s you. Après le succès de Alright, Still son premier album ska gracieux, la chipie rebondit, après une triste parenthèse Drugs, Alcohol & Chemical Brothers, avec une pop plus électro – qui lui va à merveille. Si la petite Lily agace plus d’un anglais old school, elle lance pourtant une grande mode : celle de la Londonienne Hype un peu trash, au petit minois, qui chante, avec simplicité efficace, le désordre qu’est l’amour sur des chansons mélo-dramatiques. Kate Nash ou l’anti-gay Katie Perry suivent (sans l’égaler) la recette britpop de Tante Lily, qui marche assurément ; l’album It’s not me, it’s you se classe toujours au sommet des charts outre-manche, un mois après sa sortie. Les chansons « Everyone’s at it » sur la cocaïne antidépresseur, « Fuck you » (Georges Bush) et « Not Fair » où elle reproche à son petit ami de ne pas la satisfaire au lit, semblent ravir les jeunes de la génération Ipod et MySpace et effrayer les ménagères de plus de 50 ans. Toutefois, Lily Allen, qui souffre un peu de son image de Bad Girl, sait poser sa voix touchante sur « Who’d have known », cousin de « Littlest Things », que les Beatles auraient pu chanter – rien que ça. « It’s not me… » est définitivement une petite réussite, rayonnant et frais, à l’image de Lily Allen, virtuose de 23 ans.

Roseline Tran

Musique : Monsieur Satie


L'HOMME QUI AVAIT UN PETIT PIANO DANS LA TÊTE

Monsieur Satie




« Ils se sentent bien, les rêves dans sa tête. On dirait qu’ils se parlent entre eux, qu’ils s’allongent dans les songes, qu’ils font un pique-nique en écoutant de la musique.»

On connaît tous les Trois Gymnopédies (1888) et les Six Gnossiennes (1890-1891), pourtant Erik Satie est plus méconnu, si ce n’est incompris. Loin de son image de compositeur dilettante et simpliste, Satie est un fantasque, un poète, un rêveur fou, un original mélancolique cachant ses sentiments derrière ses notes et ses titres saugrenus.

A travers Monsieur Satie, l’homme qui avait un petit piano dans la tête, fantaisie pour comédien et pianiste (respectivement François Morel et Frédéric Vaysse-Knitter) en un livre et un cd, Carl Norac propose de découvrir cet étrange personnage au détour de huit histoires illustrées, biographie fabulée et fabuleuse comme aurait pu l’écrire Satie lui-même. Si l’on trouve cet ouvrage au rayon jeunesse (édition Didier Jeunesse), il ne pourrait y avoir de meilleure façon d’approcher l’univers décalé de Satie, à quelque âge que ce soit ; écouter la musique, laisser danser nos yeux sur les pages colorées, il n’en faut pas plus pour goûter avec délectation la poésie et l’humour du compositeur. Tendre, drôle, mélancolique, on aime ce personnage sensible qui, vivant en avance sur son temps, fut parfois en retard sur sa vie, un solitaire qui s’habilla toujours d’élégance et d’esprit par pudeur et modestie. Il finit sa vie seul et pauvre, mais nous laisse une collection d’œuvres d’une tendresse rare qui font toujours frémir.

Morceaux en forme de poire, Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois, Préludes flasques (pour un chien)… les personnages de ses pièces, poèmes, lettres et chansons (encore plus méconnus que ses morceaux) apparaissent dans les histoires au fil des pages et au courant de la musique. On retrouve la Pauvreté, celle qu’il décrivait comme une « fillette aux grands yeux verts », son parapluie, son chapeau, etc. Le chapitre « l’affaire du baiser », pour n’en citer qu’un, mêle merveilleusement tous les états d’esprit du personnage : rêveur fou avec sa « nuit qui sent le chocolat » (Valse du chocolat aux amandes), amoureux fantasque dans sa déclaration, mais aussi solitaire maladroit et mélancolique (la belle excentrique : valse du mystérieux baiser dans l’œil). Un ravissement pour les oreilles, les yeux et le cœur.

En tournée international, un spectacle des textes de Satie dits par François Morel (et à certaines dates chantés aussi par Juliette) et accompagnés au piano par Alexandre Tharaud, déjà présenté début février à la Cité de la Musique, sera de retour à Paris le 17 juin au Théâtre des Champs Elisées.

Ana Kaschcett

Musique : The BBC Sessions - Belle & Sebastian


THE BBC SESSIONS


De Belle & Sebastian




Du fameux « Bowie at the Beeb » aux sessions cultes des Who et autres Small Faces, la réputation des BBC Sessions n’est plus à faire. Mais à quoi peuvent ressembler les enregistrements dans la célèbre radio britannique d’un groupe aussi peu réputé pour ses prestations scéniques que Belle & Sebastian ? Regroupant des morceaux de la période 1996-2001 – période de grâce si l’on en croit les fans de la première heure – ces BBC Sessions ont finalement l’allure d’un best of idéal.

Même si ces sessions « live » ne diffèrent pas radicalement de ce qu’on peut entendre sur les albums studios, elles permettent toutefois d’entendre d’une oreille neuve des choses pourtant bien connues. Les compositions de B&S retrouvent en effet une nouvelle fraîcheur et le son devient plus aérien et plus brut, sans toutefois s’éloigner de la douceur et de la belle fragilité qui caractérisent tant leur musique. Dès les premières secondes de The State I Am In, la magie des lieux opère sur le groupe écossais et la voix hésitante mais sincère de Stuart Murdoch nous replonge dans les charmes imparfaits des chansons du début de leur carrière. La ballade mélancolique Seymour Stein contraste avec les guitares tortueuses de I Could Be Dreaming, qui rappelle certains passages du 1969 du Velvet Underground ou le Felt de Forever Breathes... Le très byrdsien The Magic of a Kind Word marque déjà le début du B&S nouvelle version – c’est-à-dire celui qui, depuis 2003 et sa signature sur le label Rough Trade, se caractérise par des morceaux plus remuants et un son plus « propre ». Le duo Stuart Murdoch-Isobel Campbell y fait encore ici des miracles d’harmonie vocale. Celle-ci trouve d’ailleurs son chant du cygne avec le très déprimant mais très beau Nothing in the Silence qu’elle interprète seule. Mais le sommet du disque se trouve sur ce somptueux The Stars of Track and Field dont on sent la légère tension monter progressivement mais qui, par la précision du jeu, donne l’impression d’une énergie douce, tout en retenue.

Ces BBC Sessions s’accompagnent d’un « live in Belfast » plus anecdotique mais tout de même plaisant. Enregistré en décembre 2001, ce live nous donne l’occasion d’entendre des reprises des Beatles (Here comes the Sun), du Velvet Underground (I’m Waiting for the Man) et du groupe dublinois Thin Lizzy (Boys Are Back in Town).

Alors, ce Belle and Sebastian : The BBC Sessions doit-il être réservé aux fans only ? Sûrement pas ! Il peut même servir de bonne entrée en matière à tous les curieux qui souhaiteraient découvrir Belle and Sebastian en 2009. Car, il faut bien le dire, avec ses mélodies parfaites, ses voix angéliques et ses orchestrations soignées, ce disque est un parfait croquis de ce que l’un des groupes contemporains les plus importants est capable d’offrir. Magnifique !

Sébastien Jenvrin

Théâtre : Un Théâtre au Féminin


L'ART DE DONNER LA PAROLE A CEUX QUI SE SONT TUS





Hasard du calendrier, arrivée du printemps, concordance des désirs… Trois théâtres, trois pièces, un seul centre dramatique : la Femme. Figure, personnage théâtral ultime dans sa grandeur comme dans sa décadence, ses courbes sont tracées avec fièvre toujours par des plumes telles que celle de Tennessee Williams, Howard Barker et Edmond Rostand.

Elle est d’abord femme-enfant au théâtre de l’Atelier, dans l’adaptation théâtrale du film Baby Doll d’Elia Kazan, écrit par Tennessee Williams en 1956. Mélanie Thierry interprète la dite BabyDoll, mariée à Archie Lee, homme ruiné, bien plus vieux qu’elle, ayant promis de ne la toucher que lorsqu’elle sera prête. C’est justement la veille du vingtième anniversaire de la jeune femme – date limite après laquelle elle devra consentir à consommer ce mariage – que se déroule la pièce. Archie Lee, frustré par le mépris de sa femme, commet l’irréparable pour retrouver sa fortune d’autrefois : il incendie l’égreneuse de coton de son rival, le rital Silva Vacarro. Pris dans l’engrenage de sa folie désespérée, il laissera sa BabyDoll en compagnie du fougueux Silva la journée entière. Les deux jeunes gens vont alors s’aventurer dans un jeu dangereux… A la fin de cette journée, la chaleur et l’ivresse font place à la nuit froide et implacable. Si l’ambiguïté perverse de la BabyDoll interprétée à l’écran par Caroll Baker, qui fit scandale à sa sortie, est atténuée au profit du jeu plus naïf et innocent – mais non dénué de caractère – de Mélanie Thierry, la pièce ne perd pas de son mordant. On retrouve les entrelacs de manipulation, vengeance, érotisme et désirs exacerbés qui font l’univers tragique de Williams. Un spectacle qui se révèle à la fois poétique, sulfureux et mélancolique, à l’image du génie de son auteur.

Comment le savoir vient aux jeunes filles, ainsi est sous-titré Le Cas Blanche-Neige d’Howard Barker que l’on retrouve aux ateliers Berthier pour le cycle consacré au dramaturge britannique par le théâtre de l’Odéon. Comme il l’avait fait dans Gertrude (le cri), présenté en janvier-février par Corsetti, Barker invoque une nouvelle fois l’essence tragique de l’« être-femme » dans un royaume d’homme à travers le personnage de la Reine, fascinante femme-fatale quadragénaire. Si, pour un Roi, il convient de différencier un corps privé et un corps politique, l’intimité de la femme est lui directement l’enjeu politique. Aussi c’est la sexualité assumée de la Reine qui l’arme d’un pouvoir d’attraction irrésistible et qui fascine jusqu’à la faussement prude Blanche-Neige. Jalouse de son pouvoir, pour s’initier à la féminité, celle-ci disparaîtra dans la forêt et y deviendra l’esclave sexuelle de sept hommes. Mais la Reine reste malgré tout le centre incontournable de tous les désirs. Librement inspiré du célèbre mais littérairement plus méconnu conte des frères Grimm, le texte cru, voire obscène, brutal, révèle toute sa poésie à travers la mise en scène décalée de Frédéric Maragnani. Sol vert anis, petite allée de galets blancs, coupe de pommes rouges, la scénographie acidulée présente l’univers enfantin, féerique du conte, mais dès lors que l’on ouvre les portes au centre du plateau, on quitte l’enfance pour plonger dans un monde sans innocence. Servi par une interprétation surprenante, Le Cas Blanche-Neige réussit avec élégance à allier humour, poésie, dépravation et tragédie.




Si Barker aime à donner à un personnage quasi-muet, voire absent, dans le mythe d’origine une position centrale dans ses pièces (la Reine Gertrude, le Père et la Marâtre de Blanche-Neige…), le maître incontestable dans l’art de donner la parole reste bien sûr Cyrano de Bergerac.

Cyrano, cadet de Gascogne, sait jouer et de son épée et de son verbe avec panache. Il suscite crainte et admiration de tous, même de sa cousine, la mi-précieuse mi-héroïne Roxane, dont il est secrètement épris. La précieuse confie à Cyrano son penchant pour Christian, incarnation de la beauté et de la jeunesse. Seulement, si l’appel du corps et de la chair lui donne la préférence, encore faut-il qu’il sache habiller sa beauté nue pour la garder. Transférant son amour à travers Christian, Cyrano prend alors le jeune homme sous son aile, lui écrivant ses lettres d’amour. Christian sera la beauté, Cyrano l’esprit. Roxane l’héroïne inattendue traversera les champs de bataille pour avouer la victoire de l’âme sur le corps dans l’objet de son amour. Avant la bataille, Christian veut se résoudre à céder la place qui lui revient à Cyrano, comprenant qu’il ne sera jamais aimé pour ce qu’il est seul, mais il est tué au combat et Cyrano se tait, muet pour la première fois. La Comédie Française reprend jusqu’au 22 mars le chef d’œuvre d’Edmond Rostand mis en scène par Denis Podalydès. Mieux vaut prévoir l’attente nécessaire à l’acquisition de l’une des précieuses dernières places, mais le jeu en vaut la chandelle. Si l’élocution de Michel Vuillermoz un peu trop poussée au début encombre la bonne écoute des superbes vers de Rostand, elle gagne en sobriété à mesure que le personnage se retire intérieurement dans sa mélancolie. La mise en scène de Podalydès révèle de belles trouvailles comme, pour n'en citer qu'une, la scène dans la pâtisserie de Raguenau ou la scène du balcon qui se termine dans la suspension fantasmatique d’une Roxane au comble du désir. Une agréable façon de redécouvrir un classique.

Ana Kaschcett


Exposition : Terre Natale - Ailleurs commence ici


TERRE NATALE - AILLEURS COMMENCE ICI


Exposition
De Raymond Depardon et Paul Virilio
Fondation Cartier, jusqu'au 15 mars




Si par le plus grand des hasard vous jetez les yeux sur cet article avant le 15 mars, précipitez-vous immédiatement au 261 boulevard de Raspail, métro du même nom, et ne perdez pas de temps à lire ce qui suit. A moins que vous n'ayez rien d'autre à faire dans le métro.

La fondation Cartier accueille une exposition montée par deux artiste : Depardon le bien connu pour le succès de son dernier documentaire, La Vie Moderne (QL n°0), et qui n'en est pas à sa première collaboration avec la fondation, et Virilio l'urbaniste, que l'on voyait déjà en 2003 proposer une réflexion autour du statut de l'accident et de sa médiatisation. Pour cette fois, le thème sera les mouvements de population. Ou plutôt, l'idée de l'errance et de la mobilité dans le monde d'aujourd'hui.

Si Depardon propose deux documentaires à la limite d'une platitude digne des jolis photos en couleur de Yann Arthus-Bertrand, et qui ne nous apprennent pas grand chose (les minorités sont exploitées et soumises à des pressions, en particulier économiques, qui dénaturent leurs cadres de vie et les empêchent de perpétuer leur façon de vivre et donc à terme leur culture – si je vous l'apprend retournez lire QL dans votre placard. Et on peut faire le tour du monde très très vite (en 14 jours pour Depardon) sans n'en retenir que des clichés), Virilio développe une réflexion à la fois plus poussées et plus intelligemment et esthétiquement mise en espace.

En s'appuyant sur des données statistiques très précises, il propose de visualiser les conséquences de ce qu'il explique en premier lieu (marchant en pied vers le spectateur dans une rue apparemment sans fin) : avec dix années en perspective où plus d'un milliard de personnes vont se déplacer, comment l'homme moderne va-t-il s'adapter ? « Le sédentaire, c'est celui qui part de chez lui, avec son portables, l'ordinateur, aussi bien dans l'ascenseur, dans l'avion, que dans le train à grande vitesse (…). Le nomade n'est nulle part chez lui » ou encore « Nous allons perdre notre identité au profit d'une traçabilité ».

Quarante-huit écrans accrochés au plafond diffusent dans la même salle des bouts d'actualité traitant de l'immigration actuelle. L'image saute d'un écran à l'autre, à moins que tous les écrans n'en fassent plus qu'un et ne forment une seule grande image. L'inondation ou le conflit armé envahissent progressivement l'espace et les réfugiés n'ont plus qu'à s'enfuir d'un écran à un autre...

La salle suivante propose « une visualisation dynamique à 360° des migrations de population et de leurs causes ». A voir pour le croire, à donner envie d'aimer la géo et les statistiques. A base de sons et d'images animées, la terre se déroule sous les yeux du spectateur et se déforme au gré du haussement du niveau de l'eau, où se peuplent de multiples points grouillants d'un pays à l'autre...

Impressionnant.

Piera Simon