Théâtre : Un Théâtre au Féminin


L'ART DE DONNER LA PAROLE A CEUX QUI SE SONT TUS





Hasard du calendrier, arrivée du printemps, concordance des désirs… Trois théâtres, trois pièces, un seul centre dramatique : la Femme. Figure, personnage théâtral ultime dans sa grandeur comme dans sa décadence, ses courbes sont tracées avec fièvre toujours par des plumes telles que celle de Tennessee Williams, Howard Barker et Edmond Rostand.

Elle est d’abord femme-enfant au théâtre de l’Atelier, dans l’adaptation théâtrale du film Baby Doll d’Elia Kazan, écrit par Tennessee Williams en 1956. Mélanie Thierry interprète la dite BabyDoll, mariée à Archie Lee, homme ruiné, bien plus vieux qu’elle, ayant promis de ne la toucher que lorsqu’elle sera prête. C’est justement la veille du vingtième anniversaire de la jeune femme – date limite après laquelle elle devra consentir à consommer ce mariage – que se déroule la pièce. Archie Lee, frustré par le mépris de sa femme, commet l’irréparable pour retrouver sa fortune d’autrefois : il incendie l’égreneuse de coton de son rival, le rital Silva Vacarro. Pris dans l’engrenage de sa folie désespérée, il laissera sa BabyDoll en compagnie du fougueux Silva la journée entière. Les deux jeunes gens vont alors s’aventurer dans un jeu dangereux… A la fin de cette journée, la chaleur et l’ivresse font place à la nuit froide et implacable. Si l’ambiguïté perverse de la BabyDoll interprétée à l’écran par Caroll Baker, qui fit scandale à sa sortie, est atténuée au profit du jeu plus naïf et innocent – mais non dénué de caractère – de Mélanie Thierry, la pièce ne perd pas de son mordant. On retrouve les entrelacs de manipulation, vengeance, érotisme et désirs exacerbés qui font l’univers tragique de Williams. Un spectacle qui se révèle à la fois poétique, sulfureux et mélancolique, à l’image du génie de son auteur.

Comment le savoir vient aux jeunes filles, ainsi est sous-titré Le Cas Blanche-Neige d’Howard Barker que l’on retrouve aux ateliers Berthier pour le cycle consacré au dramaturge britannique par le théâtre de l’Odéon. Comme il l’avait fait dans Gertrude (le cri), présenté en janvier-février par Corsetti, Barker invoque une nouvelle fois l’essence tragique de l’« être-femme » dans un royaume d’homme à travers le personnage de la Reine, fascinante femme-fatale quadragénaire. Si, pour un Roi, il convient de différencier un corps privé et un corps politique, l’intimité de la femme est lui directement l’enjeu politique. Aussi c’est la sexualité assumée de la Reine qui l’arme d’un pouvoir d’attraction irrésistible et qui fascine jusqu’à la faussement prude Blanche-Neige. Jalouse de son pouvoir, pour s’initier à la féminité, celle-ci disparaîtra dans la forêt et y deviendra l’esclave sexuelle de sept hommes. Mais la Reine reste malgré tout le centre incontournable de tous les désirs. Librement inspiré du célèbre mais littérairement plus méconnu conte des frères Grimm, le texte cru, voire obscène, brutal, révèle toute sa poésie à travers la mise en scène décalée de Frédéric Maragnani. Sol vert anis, petite allée de galets blancs, coupe de pommes rouges, la scénographie acidulée présente l’univers enfantin, féerique du conte, mais dès lors que l’on ouvre les portes au centre du plateau, on quitte l’enfance pour plonger dans un monde sans innocence. Servi par une interprétation surprenante, Le Cas Blanche-Neige réussit avec élégance à allier humour, poésie, dépravation et tragédie.




Si Barker aime à donner à un personnage quasi-muet, voire absent, dans le mythe d’origine une position centrale dans ses pièces (la Reine Gertrude, le Père et la Marâtre de Blanche-Neige…), le maître incontestable dans l’art de donner la parole reste bien sûr Cyrano de Bergerac.

Cyrano, cadet de Gascogne, sait jouer et de son épée et de son verbe avec panache. Il suscite crainte et admiration de tous, même de sa cousine, la mi-précieuse mi-héroïne Roxane, dont il est secrètement épris. La précieuse confie à Cyrano son penchant pour Christian, incarnation de la beauté et de la jeunesse. Seulement, si l’appel du corps et de la chair lui donne la préférence, encore faut-il qu’il sache habiller sa beauté nue pour la garder. Transférant son amour à travers Christian, Cyrano prend alors le jeune homme sous son aile, lui écrivant ses lettres d’amour. Christian sera la beauté, Cyrano l’esprit. Roxane l’héroïne inattendue traversera les champs de bataille pour avouer la victoire de l’âme sur le corps dans l’objet de son amour. Avant la bataille, Christian veut se résoudre à céder la place qui lui revient à Cyrano, comprenant qu’il ne sera jamais aimé pour ce qu’il est seul, mais il est tué au combat et Cyrano se tait, muet pour la première fois. La Comédie Française reprend jusqu’au 22 mars le chef d’œuvre d’Edmond Rostand mis en scène par Denis Podalydès. Mieux vaut prévoir l’attente nécessaire à l’acquisition de l’une des précieuses dernières places, mais le jeu en vaut la chandelle. Si l’élocution de Michel Vuillermoz un peu trop poussée au début encombre la bonne écoute des superbes vers de Rostand, elle gagne en sobriété à mesure que le personnage se retire intérieurement dans sa mélancolie. La mise en scène de Podalydès révèle de belles trouvailles comme, pour n'en citer qu'une, la scène dans la pâtisserie de Raguenau ou la scène du balcon qui se termine dans la suspension fantasmatique d’une Roxane au comble du désir. Une agréable façon de redécouvrir un classique.

Ana Kaschcett


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