Tokyo Sonata et Piano Forest


Piano Forest
de Mayasuki Kojima

Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa


Faut-il être pianiste prodige pour être un Japonais heureux aujourd’hui ?

La musique semble être le meilleur moyen pour combler le désoeuvrement et le malaise existentiel latent, chez Mazayuki Kojima avec Piano Forest comme chez Kiyoshi Kurosawa et son magnifique Tokyo Sonata, en ces temps de crise sociale. Source de discorde au premier abord, elle échappe à tout contrôle et devient justement la source d’espoir nécessaire à la vie, avec ce que cela implique de paix comme de désillusion.

Kojima signe un film d’animation à la fois tendre, coloré et étrangement désabusé pour peindre la rencontre de deux jeunes garçons que tout oppose et qui, contre toute attente, se trouveront autour de l’apprentissage du piano. L’un est issu d’une famille aisée, il travaille le piano avec méthode et rigueur pour égaler un jour un père, musicien renommé, trop absent et espérer susciter sa fierté, son intérêt au moins. De passage dans une ville de province avant de retourner à Tokyo, il rencontre l’autre jeune héros de l’histoire, garçon vif et extraverti, enfant des rues et dompteur autodidacte d’un mystérieux piano enfoui au milieu d’une forêt verdoyante. Tous deux concourent pour gagner une place dans une grande école de musique, mais cette concurrence déstabilisera leur amitié.

Détournant les schémas du manichéisme, Piano Forest est déstabilisant de clairvoyance dans l’exposition du respect tacite et de l’admiration réciproque inavouée –et inavouable- des deux rivaux. On se sentirait d’ailleurs un peu coincé dans ce duel impossible sans la présence des personnages féminins, sources de fraîcheur, d’humour et d’onirisme, qui soutiennent des scènes d’une fantaisie charmante.

Bien que l’on aimerait être plus immergé dans l’attirante forêt couleur émeraude et en savoir plus sur les mystères qu’elle renferme, Kojima sait doser avec justesse humour et fantastique – qui raviront les adeptes du style miyazakien - avec une note plus amer, plus étrangement réaliste sur la passion de la musique et l’inégalité des chances. Et écouter Mozart et Chopin devant un grand écran plein de couleur a le pouvoir extraordinaire de mettre dans un état de jolie et paisible mélancolie qui est toujours plaisant.

Une porte s’ouvre sur un univers qu’on aimerait encore explorer.

La bonne surprise du mois vient sans conteste du second, Kiyoshi Kurosawa, et son fabuleux Tokyo Sonata.

Tel la suite bergamasque de Debussy et ses quatre mouvements, le film s’articule autour des quatre membres tokyoïtes de la famille Sasaki. Dans un Japon sous la tempête – au sens climatique du terme d’abord, puis économique et social - les Sasaki vont connaître chacun à leur manière une tentative de fuite du monde, suicide symbolique avant la renaissance. Ces quatre piliers de la maison prise dans la tempête vont s’écrouler un à un pour mieux se reconstruire en des terres plus saines car assumées pleinement.

Le père en premier amorce le déséquilibre, un peu malgré lui. Cadre dans une grande entreprise, il perd son emploi et, soucieux de préserver son illusoire autorité paternelle, le cache à sa famille. Il se retrouve alors plongé dans les méandres du chômage, un monde décalé de dignité feinte, de faux-semblants et de codes absurdes. Contraint à travailler comme agent d’entretien, il n’assumera sa situation que grâce à l’harmonie de sa famille. Il est en quelque sorte le Prélude de la suite de Debussy, tout en contraste et en rebondissement.

Puis vient le Menuet, mouvement frais et inventif, qui correspondrait au fils aîné qui s’engage, plein d’illusion, dans l’armée américaine pour faire la guerre en Irak, se détournant de sa famille et d’une jeunesse au bonheur chimérique car monotone et trop facile (maladie de notre époque).

Le fils cadet, quant à lui, sent le toit familial tomber sur sa tête ; au sens littéral du terme il dégringolera d’ailleurs les escaliers la tête la première dans un accès de colère désespérée du père. Il décide de prendre des cours de piano en secret, comme happé vers un univers qui ne lui est normalement pas familier. L’écolier nonchalant s’échappe ainsi dans un univers d’harmonie qui n’appartient qu’à lui – le spectateur lui-même en est exclu et ne verra jamais le déroulement de ces cours de piano - et qu’il n’ouvrira à ses parents, et aux spectateurs, que dans la scène finale, magnifique de sobriété, où il interprète en entier le Clair de Lune, troisième mouvement de la suite de Debussy.

Dans la première séquence du film, la mère essuie consciencieusement les traces de la tempête qui s’est engouffrée dans la maison familiale. A l’image de cette séquence, c’est dans sa profonde descente dans l’abîme de la fuite du temps et de l’espace du monde réel que la mère fera place nette de toutes les ombres néfastes qui planent au-dessus de leur tête. Modèle de constance et de stoïcisme, mère dévouée, elle verse les larmes libératrices, sans emphase et tout en pudeur, qui closent l’asphyxie de l’illusion et marquent le retour à la réalité. (La suite bergamasque ne se finit-elle pas aussi sur le Passepied, mouvement léger et enlevé s’achevant sur une note plus douce ?)

Au-delà du simple drame social et familial, Kurosawa sait user d’une subtile délinéarisation du temps avec un montage de plans qui semblent se tourner autour, sans jamais se re(ra-)ssembler, de fins changements de lumière qui font basculer imperceptiblement du réel au fantastique et d’un décalage dans les dialogues et les situations abordées par les personnages, parfaits dans leur nonchalance déconcertante.

Une symbiose parfaite entre l’humour décalé et décadent japonais et une profonde sensibilité dramatique, entre un drame réaliste et un voyage fantastique, bergamasque.

Ana Kaschcett


Tokyo Sonata :


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