Two Lovers

de James Gray

James Gray peut bien être considéré, à l’instar de Paul Thomas Anderson (avec qui il se partage les deux plus beaux films de l’année), comme l’espoir tant attendu du cinéma américain. Avec Two Lovers, Gray a décidé de boucler les flingues de la mafia au placard et de livrer un film plus dépouillé qui a la force de mettre à nu la nature lyrique de ses noires préoccupations.
Two Lovers s’habille derrière les oripeaux de la comédie romantique pour mieux s’en extirper et la modeler à la signature tragique de Gray… Le mélodrame convoqué par le genre se joue effectivement avec en son centre la figure tourmentée de Joaquin Phoenix, Leonard Kraditor, déchirée entre une passion dévorante pour une blonde fétichisée (Gwyneth Paltrow) et un mariage de raison avec une rassurante brune (Vanessa Shaw). Les affres de l’amour s’exposent ici en terme de doutes existentiels pour ce trentenaire ténébreux en proie aux élans suicidaires et en quête de passion idéale. Visitant les intérieurs encombrés et les géographies brumeuses du quartier russe de Brighton Beach, le film s’ouvre sur la plongée suicidaire d’un homme qui cherche à s’extirper de ce milieu dont il porte le poids affectif et culturel. Leonard tourne en rond dans ce monde balisé et terne qui le retient entre les murs d’une autorité parentale cloîtrée dans ses traditions et un passé hanté par un divorce douloureux avec celle qui l’a originellement fait chuter. Fortement perturbé par son ex fiancée dont il ne parvient à se défaire de son image, le jeune homme est entré dans un tourbillon maladif qui lui vaut de subir les attentions castratrices de sa mère et les recommandations lointaines du paternel. Sevré par un traitement bipolaire, Leonard étouffe et guette le sursaut qui lui permettra de se libérer des chaînes de la geôle familiale.
Engoncé dans un manteau ridicule, la silhouette de Leonard dévoile un corps malhabile qui semble incapable d’arborer le détachement de celui qui sait adopter les attitudes convenues en société. La démarche de Joaquin Phoenix a quelque chose de fortement déréglée, de celle d’un garçon empoté et fébrile à deux doigts de rompre et de déraper. Ainsi, l’incarnation sublime de Phoenix lorsqu’il danse avec panache et maladresse dans le night club devant le regard de celle qui l’a subjugué, est en cela terriblement euphorisante. De même, le travail qu’opère Phoenix pour la voix de son personnage (en cela il doit être comparé à Marlon Brando), par ces mots balbutiés et incapables d’être liés correctement, dévoile à chaque instant une difficulté prégnante à apaiser sa confusion intérieure. Il est clair alors que c’est l’apparition fascinante devant sa porte de cette blonde à l’aise qui va l’entrainer à se révéler et à se dépasser. Le personnage de Paltrow incarne au plus haut point cette échappatoire, cette image qui va bousculer Leonard et l’entrainer dans le monde fantasmatique de la projection amoureuse. Femme urbaine et un peu barge, Paltrow produit pour Leonard cet effet irréel que l’on perçoit bien dans le filmage d’un Manhattan nocturne éclairé par les feux scintillants. Dans le même ordre d’idée, les séquences formidables dans lesquelles Phoenix épie de sa lucarne la lumière qui émane de Paltrow participent à traduire l’illusion dorée dont s’éprend l’amoureux transi. La référence explicite à Fenêtre sur Cour (savamment mêlée à Vertigo) explicite parfaitement ce mélange de manque et de fantasme que l’on cherche dans l’idéal amoureux. Le nœud du film et des subtils échanges du trio amoureux, s’affiche clairement au travers de ce ballet oculaire dans lequel est pris le dément Phoenix. Après avoir consumé l’amour avec l’attentionnée Vanessa, Leonard revient à la raison quelques instants pour être fatalement repris par le manque et sa dépendance à la figure chérie. Les rencontres filmées sur le toit de l’immeuble constituent quant à elles des respirations où l’érotisme s’infiltre graduellement entre les différents encadrements. La légère brise qui caresse les cheveux dorés de Paltrow peu avant l’instant où Leonard se livre corps et âme dans cette dévorante passion rappelle la sensualité érotique de l’ouverture de La nuit nous appartient. Emporté par des émotions démesurées, Leonard devient alors la proie de cette folie amoureuse qui l’étreint comme une dague empoisonnée. Et Gray dépose quelques indices subtils durant les moments où son ange déchu est affaibli par sa relation avec l’avocat pour laisser croire que l’amour entre les deux serait encore possible…
Mais la dimension fataliste de l’œuvre de Gray est encore à l’œuvre ici, dans cette ronde sentimentale où chacun se perd en guettant l’amour fou et en se projetant aveuglément dans un monde qui n’est pas le sien. Tous les personnages de Two lovers (mise à part peut-être la sereine Vanessa) sont constamment portés par une quête d’absolu qui à chaque fois dévoile un poignant retour à l’ordre, à une pesante désillusion. Cette impossibilité de s’extraire du fond et du milieu dont ils proviennent, fait des personnages de Gray des figures immensément tragiques qui rejoignent le cinéma de Scorsese et de Coppola. L’influence de la communauté implique toujours une pesanteur dont les fils ne peuvent s’extraire et se désolidariser. James Gray parvient alors à asseoir son talent en revisitant à chaque film une forme sublime de tragédie de l’acceptation. Il reprend à son compte ce fatalisme mythologique pour nous signifier avec toujours plus de nuances comment une âme transportée par une liberté illusoire finira vaincue par le poids retentissant de sa condition. Sa poétique élégiaque du deuil et du renoncement marque alors son cinéma d’une grandeur bouleversante et exceptionnelle.
Romain Genissel


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