Réédition : A Bout de Course


RUNNING ON EMPTY

A Bout de Course

Réalisé par Sidney Lumet
Avec Christine Lahti, River Phoenix, Judd Hirsch
1988




Comment vivre alors que l’on est recherché par le FBI pour avoir commis, il y a quinze ans, un happening politique qui a mal tourné ? Quelle vie menée lorsque son identité et son image sont retransmises depuis des années par les médias ? Peut-on se satisfaire d’une vie où l’on a coupé toutes attaches avec son passé et quand le présent demeure la seule temporalité précaire ? Et que faire lorsque ses enfants grandissent et qu’il faut bien leur offrir la vie et le futur qui leur semble promis ? Avec A bout de course, Sidney Lumet pose toutes ces questions et nous les offre pleinement à travers ce portrait d’une famille dont le cercle est aussi puissant que fêlée.

Après son générique où les bandes blanches du bitume éclairent une fuite en pointillés, le film de Lumet s’ouvre par la balade d’un adolescent (River Phoenix) qui, silhouette fine et vagabonde, est pris en filature par deux voitures d’agents secrets. Magistrale entrée en matière qui bouscule l’humeur solaire du jeune homme (déjà) alerté par cette présence menaçante. Le jeune homme prend alors son cadet sous son aile et attend ses parents sur le bas côté de la route pour fuir là où personne ne les reconnaîtra. Mécanique huilée dont les enfants seraient presque les rouages les plus accomplis. Tout quitter, faire table rase du passé, tel est le lot de ces clandestins modernes qui sont (presque) revenus de leur utopie contestataire. Cette existence invisible et secrète, Lumet nous la montre comme celle qui a endurci (et emprisonné) les quatre piliers. A la manière de cette chanson chantée et dansée un soir d’anniversaire, il n’y a pas à douter de la solidarité sans commune mesure qui travaille l’unité familiale.
Mais quand le gracile River Phoenix choisit, pour son entrée au lycée, l’option musique et qu’à la fin du cours il dévoile un talent prodigieux à son professeur devant les notes blanches et noires d’un piano, l’affaire se complique. Petit génie qui s’exerce depuis toujours à faire courir ses doigts sur le clavier de sa mère, le jeune River est doué d’un talent qu’il n'est désormais plus possible de masquer. Sollicité par celui (le professeur) qui voit en lui une perle rare, et par sa fille qui fond devant sa mèche rebelle, l’adolescent résiste et garde son secret bien enfoui.
Mais une balade au clair de lune en compagnie de la jeune fille fait naître ce désir incontrôlable et inavouable. Et c’est au sein de ces scènes à couper le souffle que la fable de Lumet dérive puissamment vers la romance shakespearienne. L’escapade entre les deux teenagers rappelle les plus forts instants de la balade de Pierrot le fou ou celle des amants des Moissons du Ciel. De l’arbre qui donne directement sur la chambre de la promise à cette étreinte sensuelle dans les fourrées, le film atteint ici des sommets de lyrisme. Electron libre qui saute d’un côté à l’autre d’une barrière en métal, puis respire enfin l’horizon d’une plage abandonnée, la figure de Phoenix donne à éprouver un détachement tout adolescent, une désinvolture angélique et charmante. Cœur pur dont les élans amoureux pourraient le damner, Danny constitue finalement la proie, l’âme écartelée de cette dissimulation qui se meurtrit en même temps que l’amour fleurit.
Appel du large incompatible pour un père de famille qui préférerait voir son fils armé d’une guitare qu’assis confortablement face à un piano, et sa famille entière vivre loin d’un enracinement balisé. Incarnation d’un passé révolu, le père (Judd Hirsch) est alors un concentré de la fêlure qui représente tous les personnages des seventies. Au milieu du film, après une beuverie aux allures d’exorcisme, le père réveille sa famille et les citoyens américains endormis. Retour violent d’un fantôme du cinéma des années 70, perte d’équilibre notable d’une figure incompatible avec un cinéma qui s’est perdu en route.
La véritable Amérique est alors condamnée à l’invisible, durement renvoyée hors-champ. Dernier souffle d’un cinéma qui n’aurait qu’un rêve, et ultime frisson d’un film échappé de la grande supercherie des années 80.
Et comment, à l’instar de Kurt Cobain, River Phoenix (James Dean grunge) pouvait-il vivre dans cette époque qui a consumé ses perdants les plus magnifiques ?
“It’s better to burn out than to fade away” chantait Neil Young à la fin des années 70. Va savoir pourquoi ?

Romain Genissel

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