Still Walking

de Hirozaku Kore-Eda


Le japonais Kore-Eda nous avait laissé pantois et quelque peu éberlué par son précédent film, Nobody Knows. Le film relatait avec grâce l’abandon de jeunes enfants isolés dans un intérieur étouffant et réconforté par ces rais solaires venus du dehors. Nobody Knows révélait alors, par cette situation étrange et évasive dans laquelle étaient livrés ces gosses du soleil levant, une douceur et une habileté palpable. Et ce filmage impressionniste relié à une profonde écoute du temps, Kore-Eda le retrouve ici, en embrassant de son regard trois générations d’une famille auscultée de (très) près. Ainsi, après le fameux Tokyo Sonata, Still Walking prolonge avec force discrétion cette scrutation d’une société japonaise partagée entre modernisme et tradition, écartelée entre modèle et descendance, mais toujours unie par ce noyau insulaire qui la détermine si bien.

Still Walking évoque à l’évidence, par son dispositif et les motifs qu’il expose, le maître Japonais Ozu. Le train qui, à l’ouverture, traverse l’horizon serein du village évoque celui qui ouvrait et refermait Voyage à Tokyo. Mais là où les parents vieillissants de Voyage à Tokyo venaient rendre visite à leurs enfants, Still Walking fait le chemin inverse en faisant se rejoindre les enfants dans la demeure familiale tenue par les retraités. Le temps d’une visite tenue en près de vingt-quatre heures, les enfants, aujourd’hui parents, se réunissent dans la maison qui les a vu naître pour rendre hommage à leur frère défunt. Et le fils au centre de ce film, que l’on pourrait prendre pour un film choral (même s’il dépasse les traits du genre et les bouscule rapidement), se rend dans ces lieux à reculons. Accompagné de sa femme, jeune veuve (Yukari), et de l’enfant de cette dernière, Ryôta est apeuré à l’idée de retrouver l’aigreur mutique de son père et d’être finalement démasqué comme celui, indigne, qui vient de perdre son travail.

Lorsque cette première famille recomposée rejoint la cellule enfin réunie, plane dans la maison les rires des enfants de la sœur de Ryôta et l’absence du père, réfugié à l’ombre d’un cabinet médical désormais figé par le temps. Les mets se préparent alors comme des rites ancestraux, alors que les effluves d’encens s’échappent de la prière rendue au frère absent, mort prématurément par noyade alors qu’il secourait son prochain. Agissant comme un fantôme sur les pensées et les dires de chacun, le frère défunt est celui qui va nourrir les aspérités et exacerber les rancoeurs. On assiste alors à un ballet de masques dont les plaies brûlent encore les egos et créent la distance de rapports mal suturés. La mère qui déborde d’énergie aux fourneaux, laisse ainsi échapper les bribes des ces histoires familiales dévorées par le silence et les manigances. Tandis que le cercle se resserre inéluctablement, les cœurs semblent lutter avant de déballer les vestiges coupables du passé. C’est alors que la caméra de Kore-Eda découvre tour à tour les pièces de cette demeure, ainsi que les objets soigneusement conservés d’une histoire mal aguerrie.

Une rédaction écrite par l’enfant Ryôta où l’on découvre la fascination exercée par le modèle paternel, une chanson d’amour révélée au grand jour, du maïs frit dont l'odeur parvient à resouder le cercle, Kore-Eda collecte ces objets afin de mieux laisser transparaître la vérité des caractères. Ses plans pris au raz des tatamis témoignent alors d’une profonde observation et de cette acuité qui sait, lorsque l’écho des paroles le suggère, s’approcher et retenir des instants saisissants. Son point de vue accroche alors les rites d’une famille qui, de peur de voir se dévoiler les postures de chacun, se laisse aller à des marques de haine ; inconscientes ou non. Ainsi, l’arrivée du lourdaud et suintant jeune homme qui fut sauvé alors par le fils défunt provoque tout un flot de haine déversé à son encontre. La scène dévoile que la famille est prisonnière de son ressassement et reste incapable de s’ouvrir pour dépasser ce qui la ronge de l’intérieur.

Même si les lieux restent communs à tous et que la mort pétrit absolument la cellule familiale, Kore-Eda cerne bien l’idée qu’une famille ne se rapporte qu’à des facettes hétérogènes et extrêmement complexes à unifier. En concluant que ce sont bien les motifs de transmission et d’engendrement qui parviennent à accorder la respiration de ces notes dissemblables. Pour finalement en composer une partition unique en son genre mais à bien des égards universelle. Comme une histoire de papillons qui réalise le pont entre les générations et comme un défunt que l’on porte à jamais à l’intérieur de soi, Kore-Eda a fait de son histoire un bel ouvrage, et de sa culpabilité un exorcisme aux allures de vraie leçon de cinéma. Bien humain celui-là.

Romain Genissel



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